de Benjamin Fondane, déporté dans le convoi n° 75 du 30 mai 1944
Poème tiré du carnet de visite de la gare de déportation de Bobigny
« C’est à vous que je parle, homme des antipodes,
je parle d’homme à homme
avec le peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier ;
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il,
ne pas crier vengeance (…)
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds ;
alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous, une bouche qui priait comme vous.
Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
dans l’œil, cet œil pleurait un peu de sel.
Et quand
une épine mauvaise égratignait ma peau
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre.
Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais
soif de tendresse, de puissance,
d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous, j’étais méchant et angoissé,
solide dans la paix, ivre dans la victoire
et titubant, hagard, à l’heure de l’échec…
Et pourtant, non.
Je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encore sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres, à l’aube
les wagons à bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusé d’un délit que vous n’avez pas fait,
du crime d’exister,
changeant de nom et de visage
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué,
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir !
Un jour viendra sans doute, quand ce poème lu
se trouvera devant vos yeux.
Il ne demande rien ! Oubliez-le, oubliez-le !
Ce n’est qu’un cri qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait ; avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous semblera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement. »